Les textes: 1. Aux sens figurés - 2. Désert - 3. Glorp! - 4. Vidar

 

AUX SENS FIGURÉS

Ce jour-là, alors que la Cour s'était rassemblée pour la cérémonie du dévoilement, chacun put se rendre compte au premier regard que l'empereur Rodolphe n'était visiblement pas dans son assiette bien que celui-ci s'efforçât, néanmoins, de faire bonne figure. D'ailleurs, son entourage, déjà accoutumé à ses accès de mélancolie autant qu'à son goût pour les chimères, craignait secrètement que, pour achever le tableau, sa pomme ne lui restât en travers de la gorge ou pourquoi pas - car avec beaucoup d'imagination tout était possible - au beau milieu du visage.

L'héritier des Habsbourg avait, en quelques années, fait de Prague la capitale des arts et des sciences. Une de ses grandes fiertés était sa chambre des merveilles, cette Kunstkammer dont tout le monde enviait la richesse et la diversité. Toutefois, il avait en effet pris le risque de devenir à son tour, et à ses dépens, un objet de curiosité depuis qu'il avait accepté de prêter sa physionomie à celui dont l'inspiration si singulière avait le don de s'exprimer dans la luxuriance.

Il faut dire qu'avec ce drôle de peintre venu d'Italie il fallait s'attendre à tout et l'on pouvait tout aussi bien craindre le grotesque qu'espérer le sublime, à moins que ce ne fussent les deux à la fois. Ses débuts d'artiste autrefois formé à l'école des vitraux, lorsqu'il travaillait avec son père à la cathédrale de Milan, lui avaient permis de se forger une réputation. Esprit créatif et ingénieux, il avait su gagner la confiance de l'empereur en enrichissant les cabinets d'arts et de raretés auxquels celui-ci tenait par-dessus tout, comme à la prunelle de ses yeux. Le mécène faisait grand cas de son protégé, au point qu'il lui avait délégué l'organisation des têtes princières dans l'espoir de rehausser encore l'éclat de la maison impériale.

Mais, dans l'immédiat, le peintre s'était mis en demeure de verser sur la toile tout ce que son imagination fertile était capable de produire lorsqu'elle se mettait en mouvement pour révéler et exprimer son originalité. Il s'était aussitôt mis à l'œuvre en ravivant, ainsi qu'il savait si bien le faire, l'exaltante palette des sensations afin d'insuffler la vie au portrait. Un peu au-dessus des épaules et du cou, là où s'étageaient les formes hivernales du chou, du poireau ou du navet, les bogues de châtaignes, quant à elles, donnaient au menton un air automnal de qui sy frotte sy pique. Tandis que les cosses de petits pois réservaient leurs féconds craquements en attendant leur ouverture, le torse, de son côté, s'était paré d'une noble écharpe de fleurs aux parfums printaniers. Pour couronner le tout, une opulente composition de grenades, de figues et de grappes de raisins magnifiait le port de tête en suggérant la saveur juteuse des fruits d'été.

Ce jour-là, donc, l'empereur Rodolphe, qui n'était visiblement plus dans son assiette, s'efforça, nez en moins mais désormais pourvu d'une poire en plein milieu du visage et de cheveux en épis, de faire bonne contenance puisqu'il se retrouvait à son corps défendant au centre des regards. Des regards stupéfaits, interloqués, médusés lorsque se découvrit à la vue de l'assistance le portrait de l'empereur en Vertumne qui, avec sa profusion de fruits et de légumes, semblait avoir été engendré, sous l'effet d'un enchantement, par une corne d'abondance.

Cependant, peu à peu, les murmures confus s'estompèrent pour faire place à un silence respectueux en présence de cette caricature baroque qui, miraculeusement, prenait aux yeux de tous les traits d'un hommage fleuri. Et chacun s'abandonnait maintenant à la contemplation de cette savante métamorphose végétale qui portait en elle-même la signature du peintre, cette insigne nature des quatre saisons réunies en un seul être, cette signature reconnaissable entre toutes, celle d'un art épanoui dans tous les sens du terme, l'inimitable signature de Giuseppe Arcimboldo.

 

DESERT 

Sable à perte de vue 
Silence assourdissant 
Route qui n'en finit plus 
Chameaux juste devant 

Sable aux couleurs ocrées 
Qui file entre les doigts Tapis moelleux aux pieds 
Dans ce désert sans voix 
Sans un parfum de fleur 

Rien ne vient troubler l'air 
Seul un enfant qui pleure 
Dans les bras de sa mère 
Qui marche sans répit 

Tous près de son troupeau 
En attendant la nuit 
Pour trouver le repos 
L'oasis n'est pas loin 

Il faut marcher encore 
Marcher jusqu'à demain 
Marcher jusqu'à l'aurore 
Oasis de fraicheur 

Fruits gorgés de soleil 
Indiquant enfin l'heure 
De trouver le sommeil 
Sous la tente touareg 

A l'abri du grand vent 
Caché derrière un erg 
La tempête évitant 
Les sens dessus dessous 

L'essence du firmament 
En mêlant tout à coup 
Le lait avec le sang.

 

Glorp!

Nous sommes le premier avril de l'an Covid 2. Confiné, sous couvre-feu et vacciné.

C'est le moment de participer à un concours d'écriture! Ni une, ni deux et ni trois non plus, je participe au concours intitulé "Ecrire l'art dans tous les sens ». Prenons la plume! C'est parti pour écrire  "l'art» dans tous les sens: Lar't, Tra'l, L'rat, Atr'I, Rtal'. Cela me semble un peu facile ... et complexe ... remplir deux pages avec ça ? Peut-être ont-ils voulu dire autre chose. Il faut que je trouve un sens à ce qui est énoncé. Mais quel sens? Un sens au sens de direction? Dans ce cas, quel sens donner? Cela ne peut être le Sud puisque je perdrais le Nord. Ni l'Est car je serai, dans ce cas, à l'Ouest. Quelle direction choisir pour donner du sens au sens, sans heurter la sensibilité dont est pourvu, sensément, tout lecteur? De direction sans sens, changeons pour le sens des sens! A mon sens, cela peut être.

Mais quel sens, l'ouïe? La musique peut d'un soupir de triolet donner sens à l'expression artistique, qu'elle est censée être. Du bout des doigts, d'une lèvre tremblante ou d'un souffle léger et inspiré, la musique éveille nos sens, caresse nos tympans de sons chargés de poésie et d'une envolée, sublime notre sensibilité. Sauf à la laisser partir dans tous les sens.

La vue? La peinture au sens artisan ou tableau de maître? Appliquer un trait d'union, des couleurs, porter plus haut l'image relève du domaine de l'expression artistique. Pour autant il ne suffit pas de tirer un trait, de colorer ou de s'imaginer artiste, pour que soient dévoilés les talents. Il y faut un quelque chose d'indéfini, pour que le geste ordinaire prenne sens, et devienne une expression artistique. Nous pourrions le définir comme étant d'inspiration divine, une affinité particulière et, pourquoi pas, une façon de s'exprimer hors du commun des mortels, vivants. Voyez le tableau, le premier coup de pinceau nous invite, le deuxième esquisse ce dont le rêve sera fait. Car il s'agit bien d'une forme de rêve. Un rêve éveillé en prélude à la réalité. L'art est cet élément tangible et irréel que vous pouvez accrocher au mur, toucher de vos doigts, ranger dans votre cœur. Emporté sans qu'il ne pèse, ne vous encombre, il peut vous rendre insouciant et même vous faire chanter sous la pluie. Mais il est surtout cet intrus heureux, cet élément insaisissable, dont le volume à géométrie variable, permet à vos sens de se délecter à bon escient. Quel est l'étendue de L'art, quels sont ses domaines de prédilection? Pouvons-nous savoir avec certitude, à quel niveau d'exécution se situe l'Art ?

L'art de la guerre, pratiqué avec ardeur depuis la nuit noire des temps, serait une expression artistique? Théâtre d'exécutions savamment orchestrées, aux canons de la beauté explosives, ou emblème de l'incapacité à s'entendre? Ce qui expliquerait la présence du clairon à piston, au sein de la grande muette.

Est-ce que les Arts de la table peuvent en être? Transversaux car représentés en nature morte, sonorisés par un orchestre de légumes, mais est-ce de l'art ou du cochon? L'Art étant ce qui nous réunit, en permettant à tout un chacun de s'exprimer à façon, exit le cochon! Ce qui nous ramène au sens. La conduite automobile oblige à prendre des décisions et une direction. Une direction n'a de sens, que par le travail des subordonnés chargés de l'exécution des tâches. Ils ne peuvent donc être peintres. C'est du bon sens.

L'orientation du ministère de la culture, interdit de confondre la pratique amateur et professionnelle. L'Art ne serait seulement artistique que si vous en êtes rétribué d'argent sonnant et trébuchant? Qui pourrait se prévaloir d'être artiste alors? Avez-vous déjà écouté le son du virement bancaire, trébuché sur le montant? En descendant de votre piédestal? Tout cela n'a aucun sens.

Tout comme l'Art plastique. Le plastique ne peut être un art, car il passe au lave­vaisselle. Avant d'être confondu, jeté sur la place publique pour y subir l'opprobre de la populace, la plastique était femme. Sa plastique et la frustration masculine, en firent une pièce de choix pour toutes sortes d'exhibitions, que la femme n'a jamais pu utiliser à son avantage. Perdue au passage par les historiens, elle en subit encore aujourd'hui les conséquences en Art déco. Dans le mauvais sens du terme. Il faudra rendre à Cléopâtre, à terme, ce qui n'a jamais appartenu à César. Qui eut été mieux inspiré d'aller aux thermes, sans passer par le forum.

A mon sens, écrire l'art dans tous les sens, ne peut être que l'œuvre d'un artiste dont le parcours artistique en Arts plastiques, Arts premiers, Arts martiaux, Art tout court en long et en large, est l'expression d'un attachement au sens du mot « Art », dans sa fonction première; « Eveiller, toucher, provoquer, donner du sens à la vie ». Je vais faire brûler un peu d'encens et appeler un collègue, parce que tout seul, je ne me sens pas. Je me sens incapable de trouver du sens au sens. Ecrire sans censément sentir le sens unique* dicté par le sens des mots, est un non-sens. A mon avis.

* Sens unique: 1 Voie ne supportant la contestation, dont le but est de vous faire perdre le sens de l'échange. 2 Voie de non-retour. 3 Voir: impasse.

 

VIDAR

Hugo, mon compagnon, est un pro de réalité virtuelle, c'est son job. Nous nous sommes connus enfants, notre jeu favori consistait à rêver ensemble de notre futur et s'imaginer de multiples aventures. Chacun renchérissait, rajoutait un élément de décor ou de vie, nous finissions parfois dans les profondeurs de la terre, ou dans les nuages, mais Hugo était toujours le prince charmant qui venait me sauver de multiples péripéties. Avec l'adolescence et la découverte des jeux vidéos, notre univers s'est élargi. Nous passions des soirées fantastiques. Tout naturellement, notre passion s'est épanouie dans l'art immersif et nous partageons des moments sublimes.

Malheureusement aujourd'hui, corvée d'invitation chez sa sœur et son ami. Comme je le pressentais, le repas est savoureux, il relève de l'art culinaire, mais l'ambiance est morne. Marie-Cécile est une star de l'esthétique, une œuvre d'art à elle seule, en harmonie dans son écrin, sa villa standing au mobilier design, ses vêtements haute-couture, son maquillage assorti à sa tenue, la couleur de son gloss avec celle de ses cheveux et ses chaussures. Bien sûr, son conjoint, Charles-­Henri a la chemise et la cravate s'accordant à l'ensemble, sans oublier les chaussettes ! La conversation porte, bien sûr, sur la visite de la dernière exposition du plus célèbre artiste en vogue, Marie-Cécile a tout un vocabulaire élaboré pour qualifier des croûtes grotesques et moches, des sculptures informes ou une cacophonie grinçante, enfin, tout cela à mon goût. Je n'ose répliquer et exprimer mon ressenti tant je me sens étrangère à son univers artistique. Certes, cultivée, elle est capable de disserter pendant des heures sur des théories confuses et incompréhensibles avec un vocabulaire affecté et obscur, mais où l'authenticité de l'expression semble absente. Je préfère le babillage de mon fils de quatre ans, commentant avec amour ses gribouillis. Avec le dessert, il yale passage en revue de tout ce qui est dans la « mouve » comme elle aime à le dire. La mine pâle et déconfite d'Hugo m'amuse et m'attriste à la fois, il subit le supplice sans oser se rebeller. Je sens qu'un jour malgré tout, ça explosera entre eux. Le sentiment filial est plus fort que l'expression sincère du ressenti. Charles-Henri intervient peu, il s'amuse face aux attitudes de Marie-Cécile, elle est sa muse, elle l'admire, le porte aux nues, c'est un dieu de l'art et elle veille jalousement sur lui.

Charles-Henri est un artiste, un vrai, c'est sa profession. Il a fait les beaux-arts puis s'est investi dans l'art industriel. Marie-Cécile, de son vrai prénom Caroline, a adopté son univers lors de leur union, elle s'y est totalement et complètement intégrée. Elle ne vit que par et dans l'art. Charles­Henry est très fier de ses créations alliant des connaissances mathématiques, architecturales et technologiques avec un style très avant-gardiste. Je dois reconnaître qu'il y a une certaine beauté dans ses œuvres. Son discours sur celles-ci, bien qu'un peu pompeux, est attrayant, il donne vie à ses constructions, il s'emballe et est intarissable sur chaque détail. Je me prends parfois au jeu, j'éprouve du plaisir à l'écouter et arrive à percevoir le sens de ses créations et de son art. Mais, ce qui m'attire le plus, c'est sa marotte. A ses heures perdues, il crée des œuvres originales à base de certains matériaux de récupération. Son atelier ressemble à une caverne d'Ali-baba. On y trouve de tout. La visite n'est autorisée qu'à certains, heureusement, Hugo et moi sommes acceptés. On pénètre dans un monde mystérieux, un silence nous enveloppe. Charles-Henry tourne la clé ouvrant ce domaine insondable, et, une cinquième dimension apparaît, on y flotte, tous les sens en éveil, le temps est suspendu, une forme de réflexion s'illumine entre mélange de créations imaginaires et d'objets animés. On ressort de cette exploration désorienté mais tonifié •. vivifié. Enfin, le plaisir provoqué par la plongée dans l'antre de Charles-Henry compense la morosité du repas. Marie-Cécile n'apprécie pas le débarras de son conjoint, elle n'en partage pas l'intérêt ni le sens. Finalement j'ai un peu pitié de Marie-Cécile d'autant que je sens que son mari flottant dans son aura d'artiste, une jeune nouvelle égérie peut la détrôner prochainement.

Effectivement, trois mois après notre dernier repas ensemble, Hugo m'apprend que Marie-Cécile est désespérée, son époux disparaît de plus en plus souvent du domicile.

Surprise, un soir en rentrant, je découvre Marie-Cécile étendue sur le canapé. Bien que toujours élégante, il y a quelque chose de changé dans son apparence, des cernes s'entrevoient habilement camouflés sous le maquillage. Sous son air classe, une tristesse émane de sa personne.

Nous échangeons sur sa situation, son désespoir, ses compétences, son avenir. Au fur et à mesure, de nos rencontres, je découvre une Marie-Cécile qui peut être plutôt une vraie Caroline. Ôtant son fard et son apparat, il lui reste la culture durement acquise. Sa personnalité, dégagée de son désir de femme d'artiste, a émergé, plutôt sympathique. Avec le temps nous avons des conversations passionnantes. Caroline a des ressources intérieures insoupçonnables. Après une période de détresse, elle reprend vie peu à peu.

Un jour, elle m'annonce déserter la demeure luxueuse et artistique de Charles-Henry, le quitter lui aussi par la même occasion, et, émigrer à l'autre bout de la France. Cette distance géographique a entraîné un éloignement certain entre nous. Une petite carte postale de loin en loin, quelques échanges téléphoniques plutôt insipides, elle construit sa vie dans un autre monde.

L'autre jour, en passant devant la librairie, j'aperçois la photo de Marie-Cécile, c'était elle mais pas vraiment. Dans le doute, j'entre, sur le comptoir, un livre, «moi, l'artiste» de Caroline-Marie-­Cécile. C'est bien elle. J'achète le volume, je l'ai absorbé d'une traite, passionnant. Elle narre une histoire proche de la sienne, somme toute banale, une femme délaissée par son conjoint, mais avec originalité et poésie, elle glisse son approche de l'art et son changement de regard. L'art appréhendé sous l'angle de la culture à laquelle se mêle la sensibilité, et enfin la découverte de la beauté intemporelle. La technique de l'écriture est maîtrisée. Elle suscite une réelle émotion dans sa transcription. Elle a transcendé son triste vécu en une œuvre d'art. Une création qui me touche profondément ainsi que de nombreux lecteurs à en croire le succès du roman.

Finalement l'écriture de cette Caroline, c'est de l'art au sens propre!

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