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VIE D’APRÈS

Ce matin, j’ai reçu la lettre, une enveloppe bleue, estampillée du ministère de l’intérieur. 
Je suis convoqué dans six jours, à la mairie pour effectuer les formalités. On me fera un test, puis une vaccination éventuellement. Et je changerai de temps, je passerai dans l’après. J’aurai pu être heureux, je l’ai tant attendu ce jour d’après.
C’était il y a si longtemps, un virus sournois, très contagieux et mortel s’est abattu sur la planète. Le confinement rendu obligatoire, entraînant la cessation provisoire de toute vie socio-professionnelle. Ça devait durer un mois.

Il a été prolongé.
La déception fut atténuée par l’espoir de voir disparaître le virus pendant ce laps de temps. Ensuite, tout reprendrait comme avant. Afin de m’occuper, j’ai entrepris un grand rangement. Après le garage, les placards et autres armoires, je suis passé au grenier. J’ai trié et beaucoup jeté, des photos, papiers et autres documents, j’ai dégotté sept caisses de vieux livres, je me suis plongé dans leur lecture. Je cuisine de moins en moins, vu le peu de variété de nourriture accessible. 
J’ai toujours de bons échanges téléphoniques, mais j’attends avec grande impatience le jour d’après. C’est surtout Lise qui me manque. Suite à une rencontre fortuite, on s’est vu, plu et une aventure sérieuse commençait à se dessiner entre nous. Elle travaille au Canada. Repartie bien vite dans son pays pour régler ses affaires et revenir ensuite vivre avec moi, le virus est apparu, bloquant tout retour. Tout déplacement est interdit. Le soir, je rêve de nos retrouvailles, je l’imagine dans mes bras, nous ne nous quitterons plus, nous l’avons décidé.

Nouvelle prolongation. 
La solitude m’oblige à un retour sur ma vie, je pense à mes fils, tous deux m’en ont terriblement voulu de les laisser seuls, encore adolescents, avec leur mère, qui en a profité pour bien les monter contre moi.
C’était il y a sept ans au moins, l’aîné a poursuivit ses études et me donnait quelques nouvelles jusqu’à son départ au Japon. Depuis, silence radio malgré mes relances. Le benjamin n’a pas accepté le divorce, il est parti en vrille, j’ai tenté de l’aider mais, plus je m’en approchais plus il s’enlisait en me fuyant. Alors le vide a pris sa place et la vie m’a absorbé. Actuellement je ne sais pas s’il s’en est sorti où s’il est perdu dans la masse des invisibles errant dans la société. 
Toutes ces histoires qui resurgissent du passé me donnent le bourdon. Et pas un petit verre pour me remonter le moral, l’alcool a disparu, comme le tabac et le reste.

Le confinement est prolongé.
Vivement le « jour d’après » que je retrouve Lise.
Et je me promets de faire les démarches nécessaires pour rétablir un lien avec mes fils, surtout le dernier, je l’ai lâché, il avait à peine 16 ans. Je tenterai aussi de rétablir une relation avec mes parents âgés que j’ai terriblement négligés.
Les souvenirs m’assaillent, la mélancolie me gagne.

Rallongement de la durée du confinement, éveillant l’angoisse de l’isolement.
J’espère la reprise du travail bientôt, me sentir utile dans la société, échanger avec les collègues, puis, les sorties entre amis, tout ça me manque. Sans compter les finances qui baissent, quoiqu’il n’y ait plus rien à acheter.

Encore un délai supplémentaire. 
La culpabilité vis à vis de mes proches, mes parents, ma famille, mes amis, me ronge. Elle a le temps, je n’ai qu’elle comme compagne.
Il n’y a plus d’électricité depuis trois mois bientôt, plus de téléphone, plus de communication… Le silence de mort règne sur la ville. Presque personne ne travaille, sauf le personnel médical survivant, cloîtré dans les hôpitaux, quelques employés municipaux qui distribuent deux kilos de riz ou pâtes, par semaine, par habitant, agrémentés occasionnellement de quelques fruits ou autre fantaisie. Il y a aussi le service d’ordre. Harnachés comme des guerriers extraterrestres, avec casques, visières, armures, armes, masques, ces policiers terriblement menaçants font respecter l’interdiction de sortie, aussi, chacun se terre chez soi.

Je me raccroche désespérément à l’espoir de revoir Lise, nous courrons ensemble au soleil sur une plage vendéenne, là où nous nous sommes trouvés. Je n’ai même pas de photo d’elle, elle détestait les selfies et autres portraits, je m’efforce de garder ses traits si doux en mémoire. A la culpabilité s’ajoute l’inquiétude pour les miens, que sont-ils tous devenus ? Vivent-ils encore ?

Le confinement est à nouveau prolongé. 
Il n’y a plus d’eau au robinet, on nous distribue une bonbonne de dix litres par semaine et par habitant.
Je passe mes jours et mes nuits au lit, entre cauchemars et remords. Ça sent la mort, le vide.

Report de la date de fin de confinement. Enfermés jusqu’à la mort ?

Je n’ai plus de contrainte horaire, l’eau et les vivres de survie sont déposés devant ma porte, je les récupère quand j’y pense.

Deux ans de confinement, j’ai trouvé mon rythme. Je dors beaucoup. J’ai brûlé toutes les vieilleries, les cendres de mon passé se sont envolées. Je lis les bouquins trouvés dans le grenier, un ensemble impressionnant d’auteurs classiques, je ne m’étais jamais vraiment intéressé à la littérature, étant d’un naturel plutôt scientifique. Les romans, finalement, c’est prenant, ça m’emplit la cervelle, je rêve.

Confinement à nouveau prolongé.
J’ai cessé de compter les jours depuis longtemps, je ne suis pas sorti de chez moi depuis une éternité. 
J’oublie le dehors.
Je suis bien, je suis dans mon présent, le futur inexistant, effacé le passé.
Mes gestes sont lents, je vis à l’économie. 
Je suis en moi, entouré du silence, je ne cherche rien. Le vide dans mon cerveau. J’écoute et ressens mon corps vivre dans l’immobilité du temps, c’est apaisant.
Je m’offre des escapades cérébrales grâce à mes lectures, mon imagination déborde, empiète sur mon présent, l’enrichi de mille réflexions.
Je médite, le spectre du temps me traverse sans m’atteindre. 
Je peux rester indéfiniment immobile, en voyage virtuel, je me sens plein de vie.

Le jour d’après, je l’ai oublié, je ne l’attends plus, je n’en veux plus. 
Reprendre la vie d’avant, courir après l’heure, travailler pour gagner de l’argent. 
"Le temps c’est de l’argent" comme citait Benjamin Franklin et bien je prends le temps et laisse l’argent. Cet argent qui a corrompu notre société, notre nature, notre planète. Cet argent qui est le ferment sur lequel pousse l’ignominie, la lâcheté, l’avilissement et l’individualisme. Cet argent qui nous enferme dans le productivisme, nous entraînant dans la perte de notre humanité et la privation de notre liberté.
C’est trop tard, Lise, est-elle en vie ? Notre union d’avant me paraît incompatible avec l’être que je suis devenu, je ne la désire plus, elle est une vapeur de bonheur dans mon cerveau.
Je refuse d’entrer à nouveau dans la spirale frénétique du faire et de l’avoir au détriment de ma paix intérieure.
Je ne répondrai pas à la convocation, je ne veux pas entrer dans le « jour d’après », je suis au temps présent et j’y reste.
Je suis le présent.