Nous sommes au début du xx°siècle, dans la Russie tsariste, près de la ville de Kamenka.
Ici se trouve un shtetl comme tant d'autres, une petite communauté rurale essentiellement composée
de juifs, lesquels sont assez mal tolérés par la majorité orthodoxe.
C'est là que naît Isaac, au sein d'une famille pieuse, troisième d'une grande fratrie de sept enfants.
Son père est tailleur, et ils vivent très modestement, un peu à l'étroit dans une maison de bois bien
tenue, mais surpeuplée au regard de la surface disponible.
Garçon dégourdi, d'une vive intelligence, curieux de tout, il grandit dans un foyer bienveillant, et
très jeune il est saisi de la passion du dessin. Observateur minutieux, tout est pour lui prétexte à
représenter ce qu'il perçoit. En l'absence de matériel approprié, onéreux et du reste introuvable
localement,il use de ressources et de supports variés pour croquer les gens, les animaux, les
paysages, les scènes du quotidien.
Dans son village l'atmosphère ne reste jamais longtemps sereine. La misère, la faim menacent. Le
poids des traditions et des contraintes religieuses étouffent les élans individuels dans cette micro
société repliée sur elle même, qui fait face à un environnement hostile. Enfin, la population locale
vit dans la crainte perpétuelle de nouvelles persécutions. Car s'il est une habitude bien ancrée chez
le petit peuple russe, c'est de faire porter aux juifs la responsabilité de leurs propres malheurs, et
d'en faire de parfaites victimes expiatoires. Boucs émissaires de frustrations collectives auxquelles
ils sont étrangers, ils subissent de terribles pogroms, où massacres, pillages, viols sont monnaie
courante, sans que jamais justice ne soit rendue à ces pauvres gens.
Isaac connaît bien cette peur viscérale, et à quinze ans, il sait avec certitude que même s'il parvient
à échapper au pire, il ne pourra jamais s'épanouir dans un tel contexte. D'autant que son don
artistique est loin d'être bien vu dans une collectivité où la religion proscrit la représentation et les
images. Il rêve constamment de pouvoir s'échapper de cet univers sans horizons, et à force
d'insister auprès de ses parents, il obtient de pouvoir aller vivre chez une soeur de sa mère à St
Petersbourg. Ce sera la première évasion de sa jeune existence, pour un ailleurs qu'il imagine
prometteur.
En ville, Isaac va devoir effectuer maintes tâches ingrates pour subsister, mais par ailleurs à force de
persévérance, il va réussir à pousser la porte de l'institut des Beaux-Arts, à trouver un maître pour
acquérir les techniques picturales qui lui font défaut et se frotter aux oeuvres des peintres reconnus.
Doué, volontaire, travailleur inlassable, ses progrès vont être rapides et rapidement il bénéficiera
d'un début de reconnaissance, qui lui vaudra quelques commandes de portraits, en provenance de la
bourgeoisie citadine.
Tout cela s'accomplit dans l'effervescence de la période pré-révolutionnaire, où intellectuels et
artistes sont à la pointe des combats pour la chute du tsarisme, et un changement de régime
politique.
Quand la révolution éclate, il croit comme beaucoup à un avenir radieux. Le désenchantement ne va
pas tarder. La guerre civile, la violence, les espoirs trahis, la mise au pas des esprits libres, la fin des
libertés, la censure, l'embrigadement des artistes, le renouveau de l'antisémitisme, le convainquent
d'envisager un nouveau départ. Il n'y a pas de place pour les artistes indépendants, et seuls ceux qui
renoncent à leur potentiel créatif pour devenir de pâles flagorneurs à la gloire du régime sont
acceptés. Pour qui ne veut pas rentrer dans le rang, il n'y a guère d'alternatives.
Isaac refuse d'être un artiste muselé, et il va fuir le pays de ses racines pour rejoindre une de ces
Babels scintillantes, qui attire les talents du monde entier. Et pour un peintre de cette époque, quoi
de mieux que rejoindre la France et sa capitale Paris, qui offre son aura mythique à la bohème
artistique des années trente.
Il y noue des liens avec d'autres artistes émigrés, se nourrit des mouvements esthétiques qui
embrasent la période, profite de la vie intellectuelle brillante, mais se garde bien d'adhérer à une
quelconque école. Il poursuit son chemin de peintre sans attaches, expérimente, innove, et affine
son style. Il vit pour son art, qui lui permet d'échapper en partie à la mélancolie, à la nostalgie de
son pays et des siens.
C'est un rêveur impénitent, pour qui le songe est moyen d'aller plus loin,d'aborder des territoires inconnus, de se libérer des carcans matériels.
Ces échappées imaginaires viennent enrichir son travail pictural qui navigue entre réalisme, symbolisme et pure invention de
l'esprit. Il est réputé ne pas avoir les pieds sur terre, mais c'est un choix délibéré au regard d'un
monde dont il a appréhendé les pesanteurs, les pièges et les périls.
Il aurait pu s'installer dans une paisible quête esthétique, jouissant de conditions matérielles
correctes, mais c'était sans compter les bruits de botte et les terrifiants nuages qui obscurcissaient
l'horizon. Les juifs sont à nouveau au coeur de la tourmente, et quand les nazis envahissent la
France, Isaac n'a guère d'autre choix que de traverser l'océan pour échapper à la barbarie.
Évasion encore, cette fois-ci de la vieille Europe qui allait se couvrir d'immenses camps de
concentration, où périraient tant des siens.
Les États-Unis, pourtant terre d'immigration, accueillent les étrangers sans réel enthousiasme,
voire avec méfiance, mais chacun peut y tenter sa chance selon le mythe fondateur du pays.
Isaac, sans avoir une notoriété internationale immense, commence à être connu d'un public
d'amateurs éclairés. La fortune n'est pas acquise, mais il va pouvoir subsister, quoique
modestement, de son art.
Malgré de réels efforts d'adaptation, il a pourtant bien du mal avec «l'american way of life». Il se
sent étranger dans ce pays où une majorité de citoyens ne révèrent que le dollar et la réussite
individuelle. Il a fui l'enfer du communisme soviétique, la terreur national-socialiste, pour se
retrouver désemparé dans une société hyper libérale, capitaliste, où les injustices sociales sont
criantes et les minorités ethniques stigmatisées. Ce n'est pas le havre de paix, d'équité, de sérénité
dont il avait rêvé.
La guerre terminée, il se résout à quitter cette terre inhospitalière pour les idéalistes et les doux
contemplatifs. Serait-il condamné à ce statut de juif errant colporté par les idéologies racistes ?
Vrai ou non, il embarque sur un navire au début des années cinquante, pour une île des Caraïbes.
Malgré l'exotisme de la destination, cette terre n'a pas grand-chose de la carte postale ou du paradis
primitif. En revanche c'est un lieu paisible, où les autochtones ignorent le stress des cités modernes,
vivent de peu car sans grands besoins, accueillent sur un rythme indolent les quelques égarés en
quête d'un abri face aux tourmentes de l'existence.
Isaac y pose ses valises en espérant faire le bon choix. Ébloui par la lumière étincelante, séduit par
les couleurs franches, bercé par le rythme de l'océan, il produit des oeuvres très personnelles, où se
mêlent sensations et impressions recueillies à chaque étape de ses pérégrinations. Cherchant sans
cesse la beauté cachée derrière les apparences, épiant la secrète harmonie du monde, soucieux d'
insuffler à ses oeuvre la simple joie d'être, il n'a cure de la valeur marchande de ses créations.
Ici, il peut être lui même, car personne ne se préoccupe de qui il est, de sa race ou de sa religion.
Dans ses songes débridés, lui apparaît régulièrement la figure du célèbre Houdini, ce fils de rabbin
hongrois devenu le légendaire roi de l'évasion. S'il ne possède pas sa science de l'escapologie, du
moins a-t-il fait en sorte sa vie durant de s'éloigner de ce qui pouvait l'entraver dans son expression
artistique.
A sa manière, il est un illusionniste génial qui par ses toiles enjolive un monde souvent triste à
pleurer. Il croit au pouvoir des images, capables de toucher l'humain au profond du coeur et de l' esprit.
Du juif errant, il a emprunté quelques traits, ne serait-ce que par les déplacements auxquels l'a
condamné l'Histoire. Laquelle histoire le rattrape à nouveau, quand son île refuge après maints
soubresauts voit s'instaurer un régime dictatorial effroyable. C'en est trop pour Isaac, qui n'a plus
l'âge de repartir à zéro.
Après avoir mis la dernière touche à une grande fresque colorée, considérée comme son testament
artistique, il met fin à ses jours sans regrets, l'âme enfin en paix. Cette grande et ultime évasion
achève une aventure artistique singulière.
Isaac, vagabond céleste et visionnaire devenu légendaire laisse une oeuvre sans concession,
profondément émouvante pour qui sait regarder au-delà de l'évidence, et voir plus loin que
l'apparente ligne d'horizon.
Lignes de fuite
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