1er lauréat :  Jacques Bretaudeau

ADVENIR

Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Qu'allait-il advenir de lui ? Il lui était impossible de le savoir. Recroquevillé sur lui-même, en position d'attente, celle que l'instinct de survie commande à tout le corps quand on se retrouve brutalement entraîné et submergé par le grand tambour battant des forces naturelles, il ne percevait qu'un écho assourdi de la vie du dehors, là où le vent fait bruisser les feuillages, là où les gens ont le cœur à l'ouvrage. Il n'était pas maître de son destin, et c'était bien malgré lui qu'il s'était fait embarquer dans cette aventure.

Il faut dire que son ascendance ne manquait pas de relief. Son père était de ceux qui, dès le plus jeune âge, commencent à regarder plus haut, tout là-haut, vers les cimes aux arêtes effilées telles des lames de rasoir, puis qui, en grandissant, se mettent à les contempler avec défi. Quand on est du pays des Écrins, les montagnes ne sont pas seulement des majestés qu'on se doit d'admirer, ce sont aussi des sommets qu'il faut conquérir, ici et ailleurs. De ses expéditions en Himalaya, son père avait autrefois ramené les souvenirs qui ne s'expriment pas, ceux que les yeux gardent pour eux derrière leur regard délavé, à jamais tourné vers l'horizon. La peur, il avait appris à la dompter, pour mieux l'écouter. Les risques, il avait appris à les calculer, pour savoir où mettre les pieds. La montagne est toujours la plus forte, disait-il. Interrogez-la sans répit, elle aura sans cesse une réponse à vous donner... L'avalanche qui vous enveloppe de son linceul blanc après vous avoir avalé en un éclair ; ne reste plus dès lors qu'à croire en une grâce du ciel, à moins d'avoir le réflexe heureux de conserver un peu d'espace autour de soi, un semblant d'oxygène, pour espérer la délivrance. Quant à la crevasse… La crevasse traîtresse et impitoyable, qui n'attend que vous, guettant avec une patience diabolique votre arrivée ; et soudain se dérobe sous vos pieds la trop fragile croûte verglacée que les bâtons n'ont pas eu le temps de sonder…

La délivrance demeurait toujours aléatoire. Et, si jamais l'accident survenait, il s'agissait avant tout de se cramponner à la vie. Tenir bon en espérant d'hypothétiques secours. Contrôler sa respiration en s'efforçant de rester lucide. Faire le dos rond en se promettant de surmonter la catastrophe. Mais, ce jour-là, la délivrance ne s'était pas produite. Une fois encore, la montagne avait eu le dernier mot. Les cimes enneigées sont d'exigeantes maîtresses : elles rechignent à partager leur amant avec l'épouse légitime. Au demeurant, celle-ci avait décidé d'affronter l'indicible malheur avec le courage résigné d'une mère. Puisque les choses avaient été écrites de la sorte, il lui resterait leur enfant. Sans doute était-ce aussi par défi qu'elle avait décidé de l'appeler Oreste. Parce que ce prénom vient d'un mot grec qui signifie « montagneux ». Parce que ce prénom est une promesse de dépassement de soi. Un appel, par-dessus tout. À aller plus loin, à aller plus haut, à aller au bout de son destin, à dérouler jusqu'à leur terme les envies les plus folles portées au plus profond de soi, quitte à en subir le harcèlement sans fin des mouches qui ne laissent pas de repos aux fronts dégoulinants de sueur sur les sentiers verticaux, sous l'implacable soleil, juste avant d'attaquer les immensités minérales et glacées, les dents serrées, la gorge sèche, juste avant que les piolets ne prennent le relais.

Le temps de la transmission était venu. Désormais, c'était à lui seul de prendre le relais. De continuer l'œuvre inachevée. Dès l'origine, sans que les choses fussent dites, il avait d'ailleurs semblé qu'il devait en être ainsi, à la manière de ces implacables héritages antiques dans lesquels la question du choix ne se pose jamais. La véritable liberté est celle de l'aventure : on a beau se dire que l'on se doit de marcher dans les traces, il y aura bien une péripétie pour faire basculer la situation, dans un sens ou dans un autre. Voilà comment on se retrouve cul par-dessus tête dans l'expectative d'une bonté de la vie, à attendre qu'elle veuille bien ouvrir la porte et laisser passer celui que le destin a installé à cet endroit. Dans le cas présent, il n'y avait que l'attente, et rien d'autre, ou presque. Au fil des jours, il avait fini par apprivoiser l'enfermement et le confinement dans cette bulle de vie encore préservée au sein de laquelle le moindre mouvement était devenu une prouesse. Ce serait bientôt son heure, ce serait bientôt son tour, et le terme de l'aventure. C'était ainsi.

Puis, subitement, tout s'accéléra, et ce fut un formidable chamboulement de son environnement immédiat. Sans qu'il fût en mesure de comprendre ce qui se passait autour de lui, il se retrouva irrésistiblement comprimé, pressé, poussé vers l'ouverture par les fulgurantes contractions de la paroi qui, tout au long de son aventure intérieure, lui avait servi de protection. La délivrance était proche. Projeté sans ménagement hors de son nid, fermement saisi par des mains inconnues, aveuglé par la lumière crue du monde extérieur, il ne put s'empêcher de crier, avant qu'un court répit ne lui fût enfin accordé au creux de deux coussins réconfortants et nourriciers qui s'offraient à lui, entre les bras de sa mère, comme une utopique providence contre les dangers de l'existence à venir, en l'absence de ce père qui ne pourrait être à ses côtés pour le guider sur les sentes pierreuses.

Alors, tandis que les palpitations de tout son être s'accordaient peu à peu avec celles qu'il percevait sous sa tête, il sentit, confusément mais sereinement, que son odyssée, ici et là-bas, plus loin et plus haut, ne faisait que commencer.